„La vente dĂ©pend de l’émotionnel”

Les chiffres sont Ă©loquents. Selon l’étude publiĂ©e en juin 2016 par l’Institut suisse dans la recherche et l’enseignement en succession d’entreprise de l’UniversitĂ© de Saint-Gall, un cinquiĂšme des PME suisses vont devoir transmettre leur entreprise ces trois prochaines annĂ©es. En d’autres termes, cela signifie qu’environ 75 000 PME connaĂźtront un changement de gĂ©nĂ©ration d’ici 2021. Ces entreprises reprĂ©sentent plus de 400 000 emplois, soit environ 10% des effectifs nationaux. Ce constat s’explique notamment par l’omniprĂ©sence d’entreprises familiales (75%) parmi les PME suisses. La nouvelle gĂ©nĂ©ration ne veut plus nĂ©cessairement reprendre le flambeau.

Cette tendance en augmentation fait exploser les chiffres de management buy-out (MBO). La vente Ă  des cadres et salariĂ©s de l’entreprise reprĂ©sente aujourd’hui un quart des successions. Quant au modĂšle de transmission intrafamiliale (family buy-out ou FBO), il est toujours plĂ©biscitĂ© (41%), mais en baisse.

Peu importe le modĂšle choisi, la succession reste un moment dĂ©licat qui, si elle est nĂ©gligĂ©e, peut menacer l’existence de l’entreprise. Parmi les facteurs d’échecs? L’imprĂ©paration psychologique. Le cĂ©dant est-il prĂȘt Ă  vendre son «bĂ©bé»? À qui? Dans quelles conditions? Comment va-t-il gĂ©rer la transition et le fait de ne plus ĂȘtre le patron?

RaphaĂ«l Leveau est Directeur au sein du groupe Berney AssociĂ©s. Cette fiduciaire romande fondĂ©e en 1990 gĂšre une trentaine de dossiers de transmissions d’entreprises par an, dont certains n’aboutissent pas pour des raisons Ă©motionnelles. C’est pour cette raison que RaphaĂ«l Leveau accompagne et sensibilise d’autant plus ses clients sur l’importance des facteurs psychologiques dans une succession.

Transmettre une entreprise est un moment dĂ©licat. Mais quelle est l’importance de l’émotionnel dans le processus de vente?

RaphaĂ«l Leveau: Les aspects psychologiques font partie intĂ©grante de la vente. Peu importe le mode de transmission choisi, ils peuvent faire basculer la vente d’un cĂŽtĂ© comme d’un autre, et Ă  n’importe quelle Ă©tape du processus. Cela peut arriver que tout capote au moment de la signature. Ces facteurs sont pourtant trop souvent nĂ©gligĂ©s. Le cĂ©dant et le repreneur se prĂ©parent trĂšs souvent sur les aspects juridiques et financiers. Mais ils n’anticipent pas ou ne comprennent pas forcĂ©ment les enjeux psychologiques derriĂšre une vente.

Justement, ces enjeux psychologiques sont-ils les mĂȘmes selon le mode de transmission?

Ils varient beaucoup. Il n’y a pas les mĂȘmes mĂ©canismes dans une vente Ă  un tiers, Ă  ses enfants ou Ă  son management. Dans une transmission Ă  un tiers, les aspects psychologiques auront tendance Ă  se cristalliser sur le prix de vente et la pĂ©rennitĂ© de l’entreprise. En ce qui concerne une succession intrafamiliale, il va falloir bien sĂ»r gĂ©rer toute l’histoire familiale et ses non-dits. Une transmission au management est finalement le modĂšle de transaction le plus sain d’un point de vue psychologique.

Pour quelles raisons un management buy-out est-il émotionnellement plus simple à gérer?

Cela s’explique de plusieurs maniĂšres. La cession de la propriĂ©tĂ© de la sociĂ©tĂ© Ă  son management s’exĂ©cute et se formalise de maniĂšre sensiblement diffĂ©rente et souvent plus simple qu’avec une partie tierce: le vendeur et l’acheteur ont travaillĂ© ensemble durant un certain nombre d’annĂ©es au cours desquelles une relation de confiance s’est Ă©tablie, et le management connaĂźt la sociĂ©tĂ© (presque) sous toutes ses coutures, ses qualitĂ©s comme ses dĂ©fauts. C’est pour cela que, trĂšs souvent, le cĂ©dant comme les repreneurs Ă©vitent ainsi en grande partie un processus de due diligence formel, c’est-Ă -dire l’ensemble des vĂ©rifications qu’un acquĂ©reur potentiel rĂ©alisera avant l’achat pour se faire une idĂ©e prĂ©cise de l’entreprise.

MalgrĂ© une excellente prĂ©paration du dossier de vente, plusieurs cĂ©dants dĂ©couvrent l’aspect Ă©motionnel seulement en cours du processus. Comment l’expliquez-vous?

Il n’y a guĂšre de sensibilisation aux aspects psychologiques. Il existe de nombreux sĂ©minaires au sujet de la transmission d’entreprise mais ils n’évoquent presque pas les facteurs Ă©motionnels. Lorsqu’un patron veut vendre, il s’adresse prioritairement Ă  ses conseillers historiques. Ces derniers doivent en gĂ©nĂ©ral encore faire un gros travail de sensibilisation et d’explication. Cela augmente notablement les chances de rĂ©ussite d’une transmission. L’essentiel est que tous les partenaires impliquĂ©s tirent Ă  la mĂȘme corde.

L’aprĂšs-vente peut ĂȘtre difficile Ă  gĂ©rer pour le cĂ©dant.

L’émotionnel est-il plus important Ă  certaines Ă©tapes qu’à d’autres?

Oui. Beaucoup se joue au moment de la prĂ©paration. En poussant la discussion, on remarque parfois que certains patrons ne sont finalement pas prĂȘts Ă  vendre. Il leur faut encore quelques annĂ©es avant de se faire Ă  l’idĂ©e. Au cours du processus, l’étape de la due diligence est un moment redoutĂ©. Il faut travailler Ă  livre ouvert et rĂ©pondre aux moindres points de dĂ©tail. GĂ©nĂ©ralement, la phase finale d’une transmission est la plus tendue. Tout le monde a beaucoup travaillĂ©, mais il faut encore nĂ©gocier les termes du contrat de vente et s’accorder sur des formulations en respectant la sensibilitĂ© du cĂ©dant comme celle du repreneur. Enfin, l’aprĂšs-vente peut ĂȘtre difficile Ă  gĂ©rer pour le cĂ©dant. Il doit avoir prĂ©parĂ© sa transition. S’il reste dans l’entreprise, comment va-t-il gĂ©rer le fait d’ĂȘtre un employĂ© lambda? S’il la quitte, que va-t-il faire aprĂšs?

On Ă©voque beaucoup l’importance de l’émotionnel du point de vue du cĂ©dant. Mais qu’en est-il chez le repreneur?

Il est tout aussi important. Lorsqu’un enfant reprend l’entreprise familiale, il n’est pas toujours simple de changer de casquette et de s’affirmer en tant que patron. Surtout si les parents ne lĂąchent pas la bride. Dans tous les modĂšles, une transmission exige un effort des deux parties. Elles doivent avancer ensemble en comprenant les impĂ©ratifs du cĂŽtĂ© adverse. C’est une nĂ©gociation permanente. Un repreneur doit ĂȘtre mis en confiance. Il doit savoir Ă  qui il peut s’adresser et sur qui il pourra compter Ă  l’interne pour organiser la transition.

Quelle dĂ©marche psychologique est-elle la meilleure dans une transmission d’entreprise?

HĂ©las, il n’existe pas de manuel. La tĂąche du conseiller consiste Ă  accompagner le processus et Ă  servir d’intermĂ©diaire. Le temps joue aussi un rĂŽle. Si la transmission traĂźne en longueur, le risque d’échec augmente. Je me souviens d’un cĂ©dant qui est parti en vacances peu avant la signature du contrat de vente. Il a cogitĂ© sur son avenir durant tout son sĂ©jour et au bout du compte l’accord ne fut pas signĂ©.